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SELECTION CD |
26 avril 2024 |
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Pianisme bicéphale
Sergei Rachmaninov (1873-1943)
Concerto pour piano et orchestre n° 3 en ré mineur op. 30
Sergei Prokofiev (1893-1953)
Concerto pour piano et orchestre n° 2 en sol mineur op. 16
Yuja Wang, piano
Simon Bolivar Symphony Orchestra of Venezuela
direction : Gustavo Dudamel
Enregistrement live : Caracas, février 2013
CD Deutsche Grammophon 479 1304 7
Johannes Brahms (1833-1897)
Sonates pour violon et piano
Scherzo en fa mineur
Wiegenlied op. 49 n°4
Leonidas Kavakos, violon
Yuja Wang, piano
Enregistrement : décembre 2013
CD Decca Classics 478 6442 4
Attention : objet pianistique non identifié ! La sortie quasi simultanée des deux derniers enregistrements de la pianiste sino-américaine Yuja Wang, sous deux labels différents, et deux communications non moins opposées, interroge, interpelle. D’un côté, le fard, le glam, la couleur, le feu d’artifices, pour un enregistrement live à vrai dire stupéfiant de technique où s’enchaînent deux mastodontes de la littérature pianistique diabolique : Rachma 3 et Proko 2 pour les intimes, l’enfer sur terre pour les pianistes.
Pas de solution de continuité du côté DG, où l’une de ses nouvelles stars consacre son statut de virtuose prodige dans ce répertoire qu’elle aborde avec une facilité déconcertante. Yuja Wang est d’autant plus étonnante que ceux qui ont pu la voir en concert n’imaginent pas cette jeune femme, comme sortie d’un défilé de mode, talon de 11, strass et paillettes, pouvoir venir à bout de ces montagnes russes avec tant d’aisance et de détachement.
Remarquée par Abbado avec qui elle a gravé un précédent et mémorable disque Rachmaninov, elle enchaîne aujourd’hui les engagements, les concerts, les succès mérités. Dans cette version du Troisième Concerto de Rachmaninov, il ne s’agit ici ni du poison de Vladimir Horowitz (Reiner, 1951), de l’électricité de Martha Argerich (live, Chailly, 1982), ni le panache d’un Byron Janis (Dorati, 1961), mais le résultat demeure très impressionnant : avec une très belle projection du son, un vrai intérêt musical, une écoute de l’orchestre, la pianiste ne pourrait pas paraître plus confortable en train de tricoter dans un fauteuil.
De même dans le Deuxième Concerto de Prokofiev, Wang paraît beaucoup plus naturelle et convaincante que son compatriote Yundi Li dans un enregistrement récent du même concerto, et malgré l’élégante baguette de Seiji Ozawa qui l’accompagne à la tête des Berliner. L’enthousiasme et la fraîcheur de l’orchestre vénézuélien porté par son gourou Dudamel apparaît comme un partenaire de jeu idéal dans ce concert enregistré auquel il eût sans doute été excitant d’assister !
Las, de l’autre côté, sur la couverture du disque Brahms, nous avons une pianiste sans maquillage, presque naturelle. Discrètement, elle aborde au disque, et pour la première fois, un répertoire intime et dénué d’esbroufe au côté du violoniste grec Leonidas Kavakos : l’œuvre pour piano et violon de Brahms est constituée principalement de partitions de la maturité qu’on aimerait imaginer composées sur les hauteurs du Rhin, plume et bière à la main.
Complices souriants sur la couverture, ils le sont tout autant dans cette manière d’aborder avec platitude ce romantisme tardif aux remous mutiques mais dangereux et profonds tels ceux qui engloutirent la Lorelei chue dans ce même Rhin… En dépit d’une sincérité musicale certaine que ce soit dans l’intimiste Première Sonate, l’aimable Deuxième Sonate ou la fougueuse Troisième, on perd de l’intérêt très vite, on s’ennuie presque.
Ne subsiste que l’impression d’une barque restée ancrée à son corps mort et qui refuse de se laisser aller au gré du courant. La sonorité du piano est lourde, celle du violon un peu aigre, et les points culminants mélodiques manquent une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à épuisement de l’attention. La différence de niveau entre les deux sorties presque simultanées de ces enregistrements de Yuja Wang est frappante : si cette incursion hors des sentiers de la littérature pianistique virtuose s’avérait un test, celui-ci est malheureusement raté. À en préférer une Yuja Wang grimée, en Louboutin, dans un répertoire adapté…
Pour les versions récentes de ces sonates, on écoutera avec attention la chaleur et l’expressivité – un brin trop précieuses, mais avec une vraie vision – de Renaud Capuçon et Nicholas Angelich (Erato). Il faut revenir cependant au duo Baremboïm/Zuckerman (DGG), et mieux encore, à Suk et Katchen (Decca) : reposons nous donc sur les épaules lumineuses et inspirées de ces deux musiciens pour rêver comme Brahms un monde meilleur empreint de mythes intimes et éternels portés au gré de l’onde.
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L’éclatant retour du fils prodigue
Carl Philipp Emanuel Bach (1714-1788)
Magnificat, Wq 215
Heilig ist Gott Wq 217
Symphonie en ré majeur Wq 183/1
Elizabeth Watts, soprano
Wiebke Lehmkuhl, mezzo
Lothar Odinius, ténor
Markus Eiche, basse
RIAS Kammerchor
Akademie fĂĽr Alte Musik Berlin
direction : Hans-Christoph Rademann
Enregistrements : novembre 2011, janvier 2013
CD Harmonia Mundi 902167
Difficile de qualifier le travail d’Hans-Christoph Rademann et de son magnifique chœur du RIAS Kammerchor : l’impression nous gagne d’être inculte à chacun de ses enregistrements, tant il parvient à nous donner le sentiment de nous offrir « la » version d’une œuvre du répertoire – que nous ne connaissons pourtant pas. Sa Missa da Requiem de Johann Christian Bach, ou encore la Trauermusik de Johann Ludwig Bach, tous parus chez Harmonia Mundi, nous ont déjà marqués.
Hans-Christoph est un passeur : celui qui a l’art de nous faire découvrir un univers, un répertoire, des artistes. À côté des justement célèbres Akademie für Alte Musik Berlin et RIAS Kammerchor, le quatuor de solistes est impeccable : sensibilité de l’anglaise Elizabeth Watts, magnifique Quia fecit mihi magna de Lothar Odinius habitué des répertoires wagnériens, ou encore très belle puissance dramatique du baryton-basse Markus Eiche, enfin rondeur et souplesse de Wiebke Lehmkuhl, vraie contralto…
Les louanges et qualificatifs manquent pour qualifier l’excellence et la cohérence des choix artistiques ici pensés. Dès l’ouverture, orchestre et chœur nous emportent dans la tonalité triomphante, édificatrice, de ré majeur, et les arie, duetti et chœurs s’enchaînent les uns aux autres avec un enthousiasme communicatif. Si la page symphonique qui suit est plus anecdotique, demeurent le travail et l’éthique d’Harmonia Mundi dans ses choix artistiques audacieux ; aux musiciens revient la tâche délicate de faire vivre une musique presque reléguée aux oubliettes.
Mission accomplie. Gageons que la célébration du trois centième anniversaire de sa naissance nous permettent d’honorer à sa valeur la mémoire de ce digne cinquième fils de Johann Sebastian Bach afin de se délecter en fins mais novices gourmets de nouveaux chefs-d’œuvre inconnus.
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Amitiés posthumes
Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791)
Concerto pour piano n° 20 en ré mineur KV 466
Concerto pour piano n° 25 en ut majeur KV 506
Martha Argerich, piano
Orchestra Mozart
Claudio Abbado, direction
Enregistrement : Lucerne, mars 2013
CD Deutsche Grammophon 479 1033 6
Quelle émouvante surprise que cet enregistrement ! La disparition du grand chef italien il y a quelques mois n’en était pas une, car on connaissait son long combat contre la maladie. L’énergie investie depuis lors dans des projets musicaux comme la création et la promotion de l’excellent Orchestra Mozart forçait l’admiration. Le compagnonnage amical y avait sa place dans cette aventure, et c’est naturellement que l’amie fidèle Martha Argerich y a rejoint Claudio Abbado.
Les Parisiens avaient eu la chance de les entendre le 14 avril 2013 à la salle Pleyel, dans un très enthousiasmant Premier Concerto de Beethoven. La pianiste argentine s’est toujours trouvée fort ennuyeuse dans la musique de Mozart, tant il est vrai que ce fameux cantabile paraît davantage relever de l’ordre apollinien que de l’instinctif et jouissif dionysiaque auquel on associe Argerich avec raison.
On savait l’entente entre les deux musiciens parfaite, fruit de cinquante années de baguenaudage artistique commun ; cela frappe d’emblée à l’écoute de cette prise de son live. Est-ce l’influence du sage Abbado qui canalise le feu de son amie ? Que ce soit le flamboyant Concerto n° 25 célébrant la pompe à coups de savants contrepoints, ou le dramatique Concerto n° 20 préfigurant Don Giovanni jusque dans sa tonalité, on ne retrouve plus ici les tics stylistiques de la pianiste chez Mozart, qui pouvaient alors agacer : nervosité d’un tempo instable, accents durs et préciosités de mauvais aloi.
Tout ici est délicatement équilibré, simplement ludique, à la fois sensiblement et intellectuellement caractérisé. C’est un juste milieu entre l’apollinien et le dionysiaque, un « feu qui brûle sous la glace » dirait Baudelaire : le deuxième mouvement du K466 devient tendre mais jamais suave ; le troisième du K506 une ode spirituelle à la grâce mélancolique mozartienne sous la forme d’un sourire.
La cadence du 25e a été écrite par Friedrich Gulda, choisie par sa disciple Martha, et boucle la boucle symbolique d’amitiés musicales sur le long cours qui semblent inspirer ce disque : Claudio Abbado avait déjà gravé au disque ce même 20e concerto avec le pianiste autrichien. L’Orchestra Mozart ne brille pas particulièrement plus qu’un autre orchestre, même si la précision de ses pupitres est un précieux atout dans le discours concertant. Il fait davantage office de héraut pour mettre en valeur une ultime fois cette complicité humaine et musicale réunie ici au plus haut niveau artistique.
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| Florent ALBRECHT
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