Gustav Mahler (1860-1911)
Lieder eines fahrenden Gesellen
Thomas Quasthoff, baryton
Fünf Lieder nach Gedichten von Friedrich Rückert
Violeta Urmana, soprano
Kindertotenlieder
Anne Sofie von Otter
Wiener Philharmoniker
direction : Pierre Boulez
enregistrement : Vienne, Musikverein, juin 2003
1 CD Deutsche Grammophon 00289 477 5329
Nous avions, dans ces colonnes, évoqué le trouble distillé par Thomas Quasthoff, Pierre Boulez et le Philharmonique de Vienne un soir caniculaire de juin 2003 au Théâtre des Champs-Élysées, pour les mêmes Lieder eines fahrenden Gesellen de Mahler présentés aujourd'hui par Deutsche Grammophon. Paradoxalement, ce moment miraculeux, cet instant d'évidence absolue tel qu'on en vit si rarement dans une existence, était bien autant le fait du chef que du baryton. Le concert parisien dans lequel le moindre atome prenait parfaitement sa fonction au sein de l'univers musical mahlérien avait eu lieu entre les séances d'enregistrement ; ceci expliquant cela.
Qu'en reste-t-il au disque, dont le truchement est si souvent impitoyable ? Le même prodige orchestral, où la première entrée des deux clarinettes empreint instantanément une nostalgie schubertienne inguérissable, d'une infinie tristesse ; où la violence lapidaire des cuivres illustre au mieux l'angoisse insoutenable de Ich hab ein glühend Messer ; où la souplesse rythmique née d'un respect scrupuleux des multiples indications agogiques du compositeur forme un écrin d'une ductilité infinie ; où le balancement issu des jeux rythmiques de Die zwei blauen Augen (à 3') atteint l'impalpable et donne le vertige ; où chaque timbre illustre avec une véracité dramatique inédite l'affect du moment – des Kindertotenlieder troublants à force de kaléidoscope orchestral et d'acuité psychologique.
Boulez, à l'aube de ses quatre-vingts printemps, laisse de côté la clarté habituelle pour se parer de couleurs automnales, de ce soleil déclinant qui roussit en septembre le petit cimetière de Grinzing où repose Mahler, de teintes ambrées et vespérales, et d'une tendresse qu'on lui croyait interdite, jusqu'à se perdre dans un Ich bin der Welt à la lenteur hypnotique. Ce calme absolu, ce mélange inimitable de résignation et de sérénité, relayés par le soprano de satin de Violeta Urmana, miracle de tenue de souffle, de beauté de timbre et de vibrato, d'aigu soyeux et lumineux, sont aujourd'hui sans concurrence.
Dans ces conditions, qu'importe le médium élimé et le timbre privé de chair de la touchante Anne Sofie von Otter, l'une des meilleures Liedersängerin de sa génération ; qu'importe aussi la fragilité du sotto voce et le souffle un peu court de Quasthoff sur le passage, devant cette humanité débordante, cette musicalité de tous les instants. Car qui est capable aujourd'hui de pareil travail sur le texte, de tels « Vöglein süss ! », d'une tendresse similaire dans la tessiture impossible de Ging heut morgen übers Feld, et surtout, d'un « und Welt und Traum ! » aussi somptueux de grave que suspendu ?
Un disque bouleversant, qui installe définitivement Boulez au rang des immenses chefs mahlériens.
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