Un Tristan d'une géniale littéralité |
Richard Wagner (1813-1883)
Tristan und Isolde, action dramatique en trois actes (1865)
Livret du compositeur
René Kollo (Tristan)
Johanna Meier (Isolde)
Matti Salminen (König Marke)
Hermann Becht (Kurwenal)
Hanna Schwarz (Brangäne)
Robert Schunk (Ein junger Seeman / Melot)
Helmut Pampuch (Ein Hirt)
Martin Egel (Ein Steuermann)
Chor und Orchester der Bayreuther Festspiele
direction : Daniel Barenboim
mise en scène, décors et costumes : Jean-Pierre Ponnelle
préparation des choeurs : Norbert Balatsch
Enregistrement : Festspielhaus, Bayreuth, 01-09/10/1983
2 DVD Deutsche Grammophon Unitel Classica 00440 073 4321
Étrenné à Bayreuth l'année suivant le dernier Ring de Chéreau, soit à l'été 1981, le Tristan de Ponnelle, sa seule contribution sur la Colline, a d'emblée connu les faveurs du public. Sans concession aucune à la sclérose du théâtre lyrique d'alors, sa mise en scène respecte pourtant scrupuleusement l'action, et repose avant tout sur l'efficacité d'une direction d'acteurs prenante par son économie et sa justesse, et sur une scénographie évocatrice du plus bel effet – l'arbre immense tour à tour nid des amants et symbole de la déchirure.
Unique entorse à la dramaturgie, et sublime, qui avait fait grogner la vieille garde, le retour d'Isolde dévoilé progressivement comme un rêve de Tristan : à la fin de la Liebestod, la princesse nimbée de lumière telle une madone disparaît dans le noir scène, pour laisser découvrir le héros mort dans les bras de son écuyer.
On passera donc bien vite sur quelques menues scories, comme ce pâtre qui enfourne son biniou à tout bout de champ – y compris quand dans la fosse la trompette sonne l'arrivée du premier navire –, car l'ensemble est d'une intelligence, d'une plasticité rares, pas ennuyeux une seconde et toujours habilement filmé. On regrettera d'autant plus le bâclage manifeste de la restauration visuelle de la bande, assez indigne du support DVD, qui dès que l'éclairage s'assombrit laisse apparaître de gros pixels.
Au vu de l'état de dégradation avancée du chant wagnérien à l'époque, on ne s'étonnera pas d'un plateau seulement honnête. René Kollo est un Tristan crédible, par le physique, l'air mi-hautain mi-rongé, par l'engagement, par la voix, jeune et d'une belle vaillance même si le legato n'a jamais été son fort, d'un vibrato large mais sans les distensions à venir.
Sans avoir le format d'Isolde, Johanna Meier, plafonnant souvent dans le haut-médium, négocie habilement les aigus du I, et y laisse quelque empreinte, de même qu'elle sort du II avec les honneurs sinon avec insolence. Mais le III la montre exsangue, et c'est avec toute la peine du monde qu'elle vient à bout d'une Liebestod proche du naufrage, où l'intonation connaît des abîmes de bassesse.
Hanna Schwarz, de technique chaotique au lever de rideau, fait des efforts pour maîtriser le métal de sa Brangaine, et y parvient dans les moments cruciaux, ce qui n'est déjà pas rien. Le Kurwenal de Hermann Becht, que la caméra évite autant que faire se peut, est en revanche une calamité, d'une vulgarité d'accents, d'une poussivité, d'un prosaïsme d'incarnation désarmants.
La leçon de la distribution est donnée par le roi Marke au sommet de ses moyens de Matti Salminen, d'une noblesse, d'un renoncement à faire pleurer les pierres, d'une ampleur vocale inouïe, capable du repli intérieur le plus murmuré comme de la détresse la plus sonore, et qui seul peut rappeler la grandeur passée du chant wagnérien.
Lame de fond
La partie musicale serait toutefois peu de chose sans la baguette de Daniel Barenboïm, jamais meilleur que dans Wagner et dans Wagner jamais meilleur que dans Tristan, qui déploie une véritable lame de fond, d'une continuité dramatique appuyée sur de magnifiques cordes graves, avec la densité, l'énergie et la théâtralité nécessaires – l'arrivée en Cornouailles ; les derniers instants de Tristan – mais aussi déjà des frémissements nocturnes de toute beauté, sans la noirceur suffocante d'une décennie plus tard pour la production de Heiner Müller – toujours pas disponible au DVD, à éditer d'urgence – mais dans une cohésion sonore admirable – au cor anglais près.
Malgré la déception du report, malgré une distribution certainement pas inoubliable, il faut connaître cette direction parmi les plus abouties et ce jalon de la mise en scène tristanienne qui ont fait les riches heures du Bayreuth des années 1980.
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