Une infernale danse de mort |
Dimitri Chostakovitch (1906-1975)
Symphonie n° 14 pour soprano, basse et orchestre de chambre op. 135 (1969)
Textes de Federico GarcĂa Lorca, Guillaume Apollinaire, Wilhelm KĂĽchelbecker & Rainer Maria Rilke, traduits en russe
Julia Korpacheva, soprano
Petr Migunov, basse
MusicAeterna
direction : Teodor Currentzis
Enregistrement : juillet 2009, Opéra Théâtre, Novossibirsk
1CD Alpha 159
Résumant on ne peut mieux un constat que nous dressons régulièrement sur l’évolution de l’exécution musicale, et plus particulièrement sur l’interprétation chostakovienne, Jean-Paul Combet, directeur d’Alpha, fait dans la notice du CD qui nous intéresse la remarque suivante : « la musique de Chostakovitch s’est embourgeoisée dans un consensus un peu mou, qui ne me semble pas en adéquation avec l’écriture extraordinairement libre, inventive et audacieuse du compositeur. »
Mariss Jansons, solide, incontestable, sans vertige ; Sir Simon Rattle, mou, chichiteux, exsangue à force d’extinction : deux parutions récentes, chez EMI, résument bien le confort dans le lequel a fini par tomber une symphonie de la mort appelant au contraire un engagement quasi terroriste.
On comprendra d’autant mieux pourquoi le label, plutôt spécialisé dans la musique ancienne, a fait le pari de confier la 14e symphonie, la plus noire et austère, la plus désespérée aussi de son auteur, à un jeune allumé de la trempe de Teodor Currentzis, dont chaque geste musical s’érige en contre-pied à la complaisance. À la tête de son ensemble MusicAeterna, constitué des forces vives de l’Orchestre de l’Opéra de Novossibirsk, le chef grec signe l’un des disques Chostakovitch les plus cinglants et aboutis de ces vingt dernières années.
Il donne au passage un grand coup de pied dans la fourmilière du politiquement correct afin de rendre au mieux justice à une partition dont les références discographiques se résument grosso modo à Rudolf Barshaï première manière, celui de la création de 1969 (rééditée récemment dans un coffret Brilliant Classics consacré au chef d'orchestre, chez ce même label qui comporte également son intégrale des années 1990), témoignage insoutenable de violence, véritable déferlante cauchemardesque, et à Kirill Kondrachine (Melodiya, 1974), plus distancié et morbide, plus chirurgical, dans l’ambiance à couper au couteau d’un studio tout en claustration.
Tout ce qui a suivi, Ă l’exception peut-ĂŞtre de Bernard Haitink (Decca, 1980), qui a comme principal attrait de proposer les textes de GarcĂa Lorca, Apollinaire, KĂĽchelbecker et Rilke chantĂ©s dans les langues originales, peut ĂŞtre quasiment nĂ©gligĂ©. Il a donc fallu attendre 2009 pour qu’une bande de dĂ©jantĂ©s sibĂ©riens s’accaparent cette pĂ©nultième symphonie avec une Ă©nergie forcenĂ©e Ă mĂŞme d’en restituer l’humanitĂ© dĂ©chirĂ©e, la noirceur, la terreur.
Comme le soulignait notre confrère Mehdi Mahdavi à propos de ses Verdi à la Bastille, Currentzis fait constamment acte de recréation. Cela se traduit par une réinvention du potentiel expressif et rythmique des cordes, âpres, serrées, condensées en un bloc occasionnant autant de gifles – Malagueña –, avec des accents tranchants, des reprises d’archets admirablement servies par une prise de son très présente – Réponse des Cosaques zaporogues.
Cela veut dire aussi une extrême sophistication des dynamiques, une radiographie des voix intermédiaires et graves – les basses tentaculaires du De Profundis, sur le fil du rasoir – ainsi qu’une interrogation systématique sur la nécessité ou non du vibrato, notamment dans des soli quasi blancs – le violoncelle dans le Suicidé, d’un désespoir sans appel –, des couches sonores droites – l’accompagnement de O Delvig, Delvig, débarrassé des traditionnels oripeaux romantiques du vibrato au profit d’une sonorité de vieil accordéon rouillé – exaltant les nervures polyphoniques et les dissonances.
Même travail chez les percussions, qui tantôt colorent délicatement – un célesta sublime –, tantôt appuient là où ça fait mal – le xylophone dans le climax du Suicidé, dans les Attentives I. Plus exceptionnel encore car totalement inédit dans l’opus 135, un travail vocal de nature instrumentale – les abîmes ouverts par l’absence de vibrato sur la dernière tenue de Schlußstück –, avec une exigence de modulation aux antipodes de la tradition russe des grosses voix – la précision de débit de la Loreley, la retenue de son épilogue.
Et si le jeune Petr Migunov expose un beau creux qui n’est pas d’une barrique – deuxième partie de À la Santé –, il sait aussi alléger, tout comme sa compatriote Julia Korpacheva, qui bénéficie plus encore d’un travail maniaque du chef sur chaque mot et chaque inflexion, engendrant un potentiel expressif décuplé – les graves expressionnistes des Attentives II, l’angoisse murmurée de la Mort du poète – avec des moyens pourtant modestes.
Sans retrouver exactement les climax tétanisants de Barshaï I, Currentzis, champion des atmosphères désertiques, se hisse à ses côtés et à ceux de Kondrachine, au sommet de la discographie d’une œuvre parmi les plus importantes de la seconde moitié du XXe siècle.
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