Une Khovantchina décapante |
Khovantchina Tcherniakov
Modest Moussorgski (1839-1881)
La Khovantchina, drame musical populaire en cinq actes (1886)
Livret du compositeur et Vladimir Stassov
Paata Burchuladze (Ivan Khovanski)
Klaus Florian Vogt (AndreĂŻ Khovanski)
John Daszak (Prince Golitsine)
Valery AlexeĂŻev (Chakloviti)
Anatoli Kotscherga (DossifeĂŻ)
Doris Soffel (Marfa)
Ulrich ReĂź (le Clerc)
Camilla Nylund (Emma)
Marc Pujol (Varsonofiev)
Kevin Conners (Kouzka)
Christian Rieger (Premier Strelets)
Rüdiger Trebes (Deuxième Strelets)
Kenneth Roberson (Strechniev)
Chor und Extrachor der Bayerischen Rundfunks
Bayerisches Staatsorchester
direction : Kent Nagano
mise en scène, décors & costumes : Dmitri Tcherniakov
Ă©clairages : Gleb Filshtinski
préparation des chœurs : Andrés Máspero
Enregistrement : 10 & 14/07/2007, Nationaltheater, MĂĽnchen
Blu-ray EuroArts Unitel Classica 2072424
Rare à la scène en raison des multiples problèmes posés par son inachèvement et par son ampleur, la Khovantchina connaît pourtant un regain d’intérêt dans le paysage lyrique ces dernières années, au point de se voir confier enfin une vraie lecture contemporaine.
Le trublion de la mise en scène Dmitri Tcherniakov, que s’arrachent désormais tous les programmateurs audacieux, en était seulement à ses débuts sur le grand circuit lorsque l’Opéra de Munich lui a demandé de s’attaquer au chef-d’œuvre de Moussorgski.
Au moment où l’Opéra Bastille reprend la très belle vision traditionnelle d’Andrei Serban, attardons-nous sur la publication en haute définition du spectacle munichois, qui interroge nettement plus la dramaturgie. Tcherniakov a imaginé un cadre temporel qui n’est pas celui du livret, l’action se déroulant chez lui sur une journée, heure par heure, resserrant ainsi l’inéluctabilité des bouleversements de la Russie de Pierre le Grand.
La scénographie, une superposition de cinq appartements vus en coupe, distille un sentiment de longue attente, que trahit sans doute la caméra de Karina Fibich, tentant une impossible synthèse entre cadrages dans l’espace où l’action principale se déroule et plans larges plus furtifs sur l’ensemble du cadre de scène, comme une piqûre de rappel de ce que le spectateur voyait réellement en salle.
Située dans un décor de bunkers bétonnés, l’action a la froideur clinique des décisions implacables prises sous haute tension politique, retranscrites ici avec une violence inédite dans l’ouvrage. Les Khovanski ont tout de despotes dégénérés, le fils veule en diable, le père sadique à souhait sous des dehors débonnaires, toujours prêt à une bonne blague, faux boute-en-train faisant subir à son harem de Moscovites une séance d’humiliation façon Salò qui instille un vrai malaise.
Marfa, brushing impeccable de grande bourgeoise aux antipodes de la sorcière classique, voit sa confrontation avec Susanna (dont les répliques sont réparties entre plusieurs choristes) détournée en scène de brimade, de lynchage, ses prédictions épouvantant forcément l’obscurantisme d’un bas peuple analphabète, sommairement exécuté après une fausse annonce de grâce à la fin du IV.
Présents en rôles muets chacun dans leur espace délimité, le Tsar Pierre le Grand et la régente Sophie prennent part indirectement à l’action, elle en révélateur du désespoir post-coïtal de Chakloviti, lui en symbole d’un monde qui va à vau-l’eau, tour à tour prostré tel un fœtus, dévorant un poulet rôti entier à mains nues, s’adonnant au tricot ou arborant une tenue de commando, mais toujours cloîtré dans son cube de béton.
Le V voit le décor entier disparaître dans le fond de scène pour laisser place à un immense espace nu, éclairé crûment, le chœur et les solistes en rapport frontal avec la salle, pour une scène du bûcher totalement abstraite, concentrée sur le dépouillement et la seule musique.
Une vision très forte et pour le moins pessimiste d’un ouvrage historique complexe, allant très loin dans l’illustration critique de la folie, de l’aveuglement tant du peuple que de ses dirigeants. Aussi éloigné de la tradition musicale de l’œuvre que la vision de Tcherniakov l’est de l’aspect scénique, la direction de Kent Nagano, déstabilisante, plutôt rapide, s’appuie sur de violents contrastes.
Épisodes discrets jusqu’à l’effacement et saillies dramatiques presque démesurées alternent ainsi dans un climat volontairement ascétique. Quant aux chœurs bavarois, beaux de masse sinon de plasticité – les femmes – mais trop souvent imprécis tant ils sont sollicités par le mouvement sur scène, ils trouvent enfin dans l’immobilité du dernier acte de quoi poser leurs résonances.
Distribution de niveau variable, entre la Marfa très acérée de Doris Soffel, graves ouverts disgracieux et émission de poissonnière malgré une réelle ferveur et un vibrato ardent, l’Emma criée de Camilla Nylund, un Paata Burchuladze impayable en Ivan Khovanski, quelque part moins engorgé que son Dossifeï d’il y a vingt-cinq ans pour Abbado, et le chef des Vieux-Croyants hyper-dramatisé d’Anatoli Kotscherga, pérorant, vociférant, souvent débraillé et chaotique, mais d’un impact terrifiant, collant bien aux déclarations de cet ayatollah.
Petits luxes enfin, Klaus Florian Vogt en Andreï Khovanski, dont les interrogations face à Marfa dans la scène du bûcher n’ont jamais sonné aussi sincères et élégiaques, très belle présence du Chakloviti de bronze de Valery Alexeïev, ténor trompette de John Daszak pour le Prince Golitsine et Scribe de belle lumière d’Ulrich Reß.
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